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Le bal des aveugles

 

Le grand étirement musculaire de mai,
La saoulerie de vivre et le prurit d’aimer,
Ce qu’on nomme printemps, ce craquement d’écorce,
Ce bol de vin, ce coup de sang, ce coup de force,
La joie verte, le feu des yeux, le lourd délire,
Ce bondissement fou de tout ce qui respire
Et qui se tend les bras, les branches, les corolles,
Comme si tout à coup les choses étaient folles
Et soulevées vers la haute herse d’azur,
Rien n’est plus beau ni plus exaltant, oui, bien sûr !
Mais vous arrêtez-vous à cette pensée-là
Que la nature n’a pas d’yeux et ne voit pas ?
Cette fête se passe entre aveugles.
La danse Folle, le bal ardent, la pariade immense,
Se déroulent au fond d’un trou noir. Quel supplice !
La rose ignorera la rose et le calice.
La chêne ignorera le chêne... ainsi de suite !
Se costumer pour rien, pour le néant ! Oh ! dites,
Dites, n’êtes-vous pas vraiment épouvanté
Par cette somptueuse et morne éternité ?
Être, tâter la vie, aspirer, ne rien voir,
Faire son grand chemin d’ivresse dans le noir !
La nature ne compte en tout que quelques jeux.
L’animal, seul témoin de ce prodigieux
Réchauffement du monde entier à la lumière,
Darde quelques regards vagues, élémentaires,
Le reste ne voit rien et s’avance à tâtons,
En pèlerins d’une ombre increvable, sans fond,
Et dans cette ombre-là les germes s’entrechoquent
Au hasard, ignorant leurs beautés réciproques !
Quelle inutilité splendide que ces roses,
Ces couleurs, ces débordements d’apothéoses !
Tant d’efforts de beauté, pour être à peine vus,
Pour ne pas voir, pour être des trésors perdus !...
Cette poussée dans les nuits stellaires de mai,
Cet immense baiser végétal, nous paraît
Également sensible et partout radieux,
Parce que nous l’imaginons avec nos yeux,
Mais ce n’est qu’un tâtonnement dans les ténèbres,
Fête inouïe que le monde en liesse célèbre,
A chaque pariade, avec des chants d’extase,
Et pour qui tout poète enfourche son Pégase,
Alors qu’il ne s’agit, d’étoiles en étoiles,
Que d’un petit frisson morose, sous un voile
Noir, un étirement vers la chaleur !... C’est tout.
Un grand trou sombre et des contacts au fond du trou.
Ah ! l’Amour, comme on a bien fait, pour tout emblème,
De lui mettre un bandeau ! C’est par ici qu’on s’aime !
Venez ! Gloire au printemps vivace, aérien !
Regardez ! C’est cela, l’amour: il ne voit rien !...
Aveugle, il est aveugle immensément ! Regarde,
Cette marche à Tâtons, cette marche hagarde,
C’est lui, c’est le Printemps-Amour, le chevalier
Doré, l’animateur des bois et des halliers,
Qui, depuis que le monde est monde, que les nuits
S’accumulent au fond du trou béant, depuis
Les confins les plus vertigineux de l’histoire,
Roule, les bras tendus, dans la lumière noire !
 
 
 
 
 

Henry Bataille

 
 
Dance Poetry
A comprehensive anthology
Edited by Alkis Raftis
Copyright 2012

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