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Le Rendez-Vous
FRAGMENT
Au coin d’une rue
dans un misérable quartier de Paris
deux enfants s’embrassent
amoureux éblouis
et brillent
comme deux petits soleils égarés dans la nuit
Dans la nuit où brillent aussi
les derniers feux d’un bal populaire
égaré lui aussi
entre les pauvres murs de ce quartier désert
Et jeté hors du bal
par le patron brutal et hors de lui
un clochard abîmé aviné
un qui prédit l’avenir aux terrasses des cafés
s’écroule sur le trottoir
abandonnant ses prospectus multicolores et dérisoires
Et les derniers danseurs à leur tour
jetés dehors parce que c’est l’heure de la fermeture
restent là
ivres et abandonnés à eux-mêmes
égarés eux aussi
perdus dans la nuit qui va finir
menacés par le point du jour
Et ils essaient encore
de former sur le pavé
de lamentables couples dansants et titubants
Et le soldat danse avec la marchande de fleurs
et la fille aux bas noirs avec le maquereau bleu
et le petit bossu élégant et crasseux
cherchant à oublier sa misère terrible
s’empare d’une chaise et puis la fait valser
Et chacun des danseurs pour conjurer le sort
touche discrètement la bosse
de l’infirme qui valse obscène et ricanant
injuriant en passant vainement les enfants
les enfants enlacés heureux et éblouis
protégés par l’amour
hors d’atteinte dans la nuit
dans la nuit
où surgit à son tour
un jeune homme aussi misérable que les autres
et comme eux né sous le mauvais astre
avili par la même misère
mais plus beau qu’eux plus libre et plus fier
et plein de désir de vivre de boire de rire de danser
et de dépenser sa jeunesse
sa liberté et sa gaieté
Mais les autres lui disent qu’il arrive trop tard
que la fête est finie que le bal est fermé
et comme il les écarte de la main et s’en va frapper du poing
contre le rideau de fer
le clochard écroulé le regarde soudain
et se lève puis s’approche de lui en secouant la tête
avec une immense pitié avec une épouvantable détresse et lui
tend d’une main tremblante
un prospectus chiffonné déchiré
le dernier qui lui reste
puis disparaît
alors les autres s’approchent silencieux et inquiets
et forment le cercle
autour du jeune homme tout à coup très pâle
très désemparé
et lisent sans rien dire par dessus son épaule
l’insolite message
le menaçant bout de papier
Et ils sont saisis à leur tour d’une grande tristesse
Ça y est
il a reçu sa feuille
et sa route est tracée
le Destin l’a appelé
c’est marqué en toutes lettres
rien à faire c’est gravé
les carottes sont cuites
encore un de lessivé
et la femme aux bas noirs
d’un seul coup dessaoulée
tourne alors sur elle-même
se signant sans arrêt
et le maquereau hochant sentencieusement la tête
offre alors au jeune homme la dernière cigarette
et le pauvre soldat sans rien dire
regarde la marchande de fleurs
qui pleure
et il n’a même pas le courage de la consoler
seul le bossu se redresse
sans aucun doute ravi
de voir ce petit monde écrasé
- comme on dit -
sous le poids de la fatalité
et tout à fait à son aise au milieu du malaise
offre au jeune homme
sa chaise
Et comme le jeune homme refuse
et ne veut ni s’asseoir ni partir ni rester
l’infirme lui remonte le moral
en lui passant la main dans le dos
et le console
Il faut bien se faire une raison
Bien sûr
le coup est dur
et c’est un mauvais moment à passer
mais puisque tout le monde y passe
tôt ou tard
alors à quoi bon discuter
Et le jeune homme se laisse persuader
et las et résigné
les deux mains dans les poches
souriant d’un mauvais rire crispé
s’en va vers son Destin
s’enfonce dans la nuit
et le bossu le suit
claudiquant gambadant triomphant épanoui...
Jacques Prévert