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La noce ou Les folles saisons
En s'en allant
parce que c'est la coutume
l'Été a croisé l'Automne
et s'est retourné sur elle
Il est fou d'elle
Elle est si rousse
elle est si belle
Et elle aussi s'est retournée sur lui
elle aussi est folle de lui
Il est très beau lui aussi
et très changeant
ou blond comme le houblon
ou seulement châtain
et toujours habillé de nos jours en même temps que
des jours anciens
Ils ont presque le même âge
Ils se regardent éblouis
Il y a du désordre dans l'air
le décor ne sait sur quel pied danser
La musique leur dit à tous deux
qu'ils ne sont pas faits l'un pour l'autre
Les danseurs aussi les préviennent
Les danseurs de l'été
les danseuses de l'automne
Les danseuses de l'été
les danseurs de l'automne
Sans les voir ni les écouter
ils tombent dans les bras l'un de l'autre
La musique se tait
les décors se figent
moitié automne moitié été
Ils s’embrassent
La musique reprend d'abord en s’excusant
puis soudain amoureuse comme eux vraiment
Les danseurs et danseuses se laissent aller dans cette
musique
L'Été et l'Automne
décident de rester ensemble
décident de faire l'amour
et la Noce d'une nouvelle saison
La Noce a lieu
La musique est de plus en plus de la fête
les danseurs aussi
l'Été de plus en plus fou de l'Automne
et l'Automne de plus en plus folle de l'Été
Soudain
elle devient folle de terreur
mais se tait
Elle a senti l'hiver qui arrivait
Le Messager de l'Hiver
pousse la porte de la Noce
C’estun facteur avec tous ses calendriers
La neige arrive dans le décor
et se bat avec le soleil
La musique qui s'estfaite belle
se bat elle aussi avec des airs nouveaux et amers
Et l'Hiver arrive
sans avoir été invité
Il estvêtu en Roi Soleil mort
avec perruque glacée
le visage poudré givré
Mais
malgré son splendide costume noir Grand Siècle et
Grand Deuil
il estblême
figé de la tête aux pieds
Sa suite
petits pères Noël bedonnants hommes de cape et
d'épée sautillants
est aussi blême que lui
L'Été fou de joie l'accueille avec indifférence
L'Hiver alors
sûr de lui et de son pouvoir
danse le Grand Pas des Patineurs
Mais l'Été et l'Automne
vont danser
amoureusement
pas tellement loin mais ailleurs
L'Hiver estfou de rage
l'Hiver estfou de jalousie
Pourtant il n'aime pas l'Automne
puisqu'il n'aime rien d'autre
que sa Saison
à Lui
Il veut interrompre la Noce
et consulte les calendriers
Ce qui est écrit est écrit
Il hurle
et son entourage pousse les mêmes cris et fait les mêmes
gestes que lui
Ce mariage fou n'aura pas lieu
L'Été n'est pas fait pour l'Automne
la mariée est trop belle pour lui
Et il est trop beau pour elle
Et pour moi ils sont trop beaux tous les deux
Arrive alors un cocher
sur une calèche de bois mort
C'est le cocher de l'Hiver
et il agite son fouet à neige
et la neige tourbillonne
Mais toutes les fleurs de neige
toutes les danseuses remuées par le fouet du cocher
s'amusent
tournent autour des mariés
et se forment en bouquets
Des amis de la famine
les démons familiers de la médiocrité
surgissent
en se rongeant les ongles
en faisant des pieds et des mains quelque chose de très
triste qui singe la danse
Un grand courant d'air les accompagne
et sa musique a beau siffler
comme le fouet du cocher
Siffler
comme si le spectacle même de cette Noce était mauvais
cette musique ne peut rien
contre l'autre musique
celle du ballet
Musique heureuse et belle
et gaie
Sortant de la calèche de bois mort
jeté à terre
par de sordides danseurs divers
un danseur noir
tout parsemé de plumes d'édredon
se relève et danse en brûlant
Ce sont ses plumes qui brûlent
parce que
selon la Loi du Lynch
le danseur noir
a été enduit de goudron flambant
Et il chante
que ceux qui l'ont brûlé
sont des blêmes et sont des cons
et que la Noce est belle
même si ce n'est pas la sienne
et qu'il veut lui chanter
sa chanson
L'Hiver prend cela pour lui
sa rage s'intensifie
Le danseur noir meurt en souriant
ses flammes dansantes avec lui
sont maintenant les fleurs heureuses du bonheur
et de l'anesthésie
Et ces fleurs n'arrêtent pas de danser
On ne peut savoir si le nègre est mort
... ou s'il rêve
L'Automne et l'Été s'avancent
près de ce merveilleux garçon d'honneur
près de ce fastueux invité
et ils s'en vont avec lui
Le décor de l'Automne
et de l'Été
les accompagne
Le décor de l'Hiver
prend place
avec bruits de grêlons
musique de marteaux
de cloches fêlées et autres vitres brisées
de chants d'Église
et de sirènes d'alarme
et de musique de chambre
et de mélomanie
L'Hiver triomphe et danse sans bouger
Mais son triomphe est sordide imbécile nécessiteux
L'Hiver
bien qu'il cherche triomphalement à le cacher
ne ressent que la nostalgie
de ce qui vient d'arriver
Et comme ce qui vient d'arriver
est arrivé à d'autres qu'à lui
et que tout cela était beau
et que tout cela brillait
il ne peut dissimuler
son in-sup-por-ta-ble ja-lou-sie
Et son corps de ballet
a beau se distinguer
en délicates figures mortuaires macabres grivoises
spirituelles et splendidement exemplaires
où le culte des morts se marie fort agréablement avec
la vieille et saine gaîté française des joyeux réveillon-
neurs du dernier Nouvel An
le peu de gestes
le très peu de danse
de son propre corps à lui
n'est que le signe même
d'un immense et grandissant ennui
Soudain
il remue lui aussi
comme la flamme d'une très vieille bougie
dont la mèche allait toucher le fond du bougeoir et
qu'un coup de vent ranime in memoriam et in
extremis
Ce coup de vent posthume
c'est le Printemps
dans son costume de danseur du joli temps
II danse sans s'occuper de personne
et sans se préoccuper de l'Hiver
Alors l'Hiver devient fou du Printemps
et même l'Hiver devient folle
Et il s'habille en femme pour séduire le bel adolescent
et se rappelant les Noces de l'Été et de l'Automne
il veut être de la fête et entrer dans la danse
et que ce soit sa Noce à lui
Et l'Hiver fou et folle
aidé de toute sa troupe de ballerins de ballerines de
pèlerins et de pèlerines
danse
et invite le Printemps à danser
mimant
«folâtrement»
toute la danse que l'Été dansait pour l'Automne
Et comme le Printemps
le regarde presque immobile
indifférent
mais dansant vraiment et tremblant de joie et de vie
comme une première feuille sur la branche d'un
arbre au printemps
l'Hiver alors se fâche
et hurle qu'il veut rester
Et lui aussi se jette sur le facteur
lui arrache ses calendriers
Le Printemps alors chante
comme dit la chanson
Si tu veux rester reste là
Si la place est bonne garde-la
Moi je m'en vais
où sont déjà partis l'Automne et le Printemps
Ils sont mes amis
Je suis peut-être leur enfant
Toi
mon beau ou ma belle
tu n'es qu'un ami de la famille
un parent
L'Hiver reste seul
veuf
non marié
vierge et glacé
considérable
inconsolable
et navré
Le décor de l'Hiver se démène avec une dérisoire
ardeur
Mais le soleil déjà brille derrière
et l'on entend la musique des fleurs
De très loin
dans le décor d'Hiver qui se fait beau pour eux
on voit dansant
l'Été et l'Automne
et le Printemps
qui les a rejoints
Une dernière fois
l'Hiver essaye de danser
mimant la danse du Noir qui tout à l'heure flambait
Mais sa danse à lui est éteinte
Et
la musique peu à peu se tait
gelée.
Jacques Prévert