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L’autographe
L’Opéra de Paris.
Très belle et très jolie, la danseuse étoile triomphe une fois de plus dans « Le martyre de Sainte Sébastienne ».
Sa technique est éblouissante.
Sans doute parce qu’elle ne danse qu’avec ses jambes, le regard des balletomanes n’est attaché qu’à ses pas.
Dans une loge, un homme la regarde, et son regard brille mais son visage est figé, comme si la vie, depuis toujours, l’avait masqué.
Ce soir-là, c’est-à-dire n’importe lequel, debout, derrière le décor, un jeune homme très beau et très bien roulé regarde l’étoile et parfois l’étoile en dansant regarde aussi son admirateur casqué.
C’est le pompier qui, précisément, sort de sa poche un journal où un critique difficile affirme que le spectacle est d’un pompiérisme vraiment et ainsi de suite !...
Ça le fait sourire car il se demande ce qu’il peut bien avoir à faire là-dedans.
ENTRACTE
Dans sa loge l’étoile est triste, un peu éteinte, il y a partout des fleurs apportées par ses admirateurs. L’étoile est de plus en plus triste, absolument pas grisée par le succès. Frappe alors l’homme au visage figé, elle dit « entrez », il entre, il parle : « Je viens tous les soirs, mais cette fois, j’arrive les mains vides, et même je viens vous demander un cadeau. » Comme elle s’étonne, il précise : « Simplement une signature » et il sort de sa poche un papier roulé.
L’étoile : « Un autographe ? »
L’homme : « Si vous voulez. »
L’étoile hausse les épaules et signe.
Le regard de l’homme brille très fort : « Lisez, je vous en prie, ce que vous avez signé. »
L’étoile lit « aujourd’hui Paris, ville de perdition, 5 février, je vends ou plutôt comme je suis désintéressée, je donne mon âme au diable... »
L’étoile éclate de rire, toute sa tristesse vient de s’en aller : « J’avais donc une âme ! » dit-elle, « qu’est-ce que c’est au juste, une âme ? »
L’homme mécontent : « En voilà une question !... Une âme, enfin une âme c’est... » et il se met à danser quelque chose de très classique, de très angélique, de très édifiant.
Elle le regarde et bâille. Son ennui la reprend.
« C’est donc ça, une âme » dit-elle, et sa gaîté revient : « Vous pouvez la garder, en faire ce que vous voulez, moi... » mais l’homme l’interrompt et lui parle du feu éternel.
A cet instant, un grand rire éclate. L’étoile tourne la tête et découvre celui qui rit : le pompier. Elle rit avec lui, du même rire, qui très vite devient fou rire.
Une sonnerie, c’est la fin de l’entracte, on vient chercher l’étoile qui, souriante, s’excuse et sort. L’homme reste là et il n’a pas l’air content.
Sur la scène où se dresse le dernier décor du « Martyre », l’étoile apparaît, mais sous son austère robe de sainte danse son corps tout entier.
Et sous cette robe, on la devine, on la voit nue, libre, heureuse et sa danse devient folle, merveilleusement folle, scandaleusement folle.
Les musiciens sont désemparés, le public indigné.
Surgit alors l’homme, le collecteur d’autographes dans son véritable costume de Méphisto et le regard dur, menaçant, exécute son numéro magique : le petit ballet du feu éternel.
Au feu ! Au feu ! crie le public saisi de panique, mais souriant, le pompier s’avance avec son extincteur, jetant au loin son casque, il éteint le diable et il danse avec l’étoile et l’étoile est une femme qui danse avec un homme, un merveilleux, un amoureux pas de deux.
Jacques Prévert