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Le tango
Où sont-ils maintenant ? questionne le triste,
Pensant à ses aînés, pleurant le temps enfui.
Croit-il que quelque part une contrée existe
Où le passé devient l’Encore et l’Aujourd’hui ?
Où donc – demanderai-je à mon tour – est la pègre
Qui parmi la poussière et l’aride poteau
Fondait au fond perdu des bourgades l’allègre
Et dure secte du courage et du couteau ?
Où sont ceux qui laissant un mythe à la mémoire,
A l’épopée un chant, mus par les seuls dangers,
Non par l’or ou la haine, à peine par la gloire,
Sur un trottoir désert mouraient entr’égorgés ?
Je cherche leur légende : une imprécise rose,
Braise dernière, brille au fond du passé noir ;
Elle garde de vous peut-être quelque chose,
Fiers truands de la Halle et du Vieil Abattoir.
Habites-tu là-bas une ruelle sombre
Ou le blême désert ? Sous la nouvelle loi
Passe l’ombre de qui lui-même fut une ombre.
Jean Muragne, couteau de Palerme, est-ce toi ?
Et cet Iberre désastreux ? Que Dieu l’assiste !
L’affaire se conclut au quai du Vent Debout :
Son jeune frère avait dix-sept morts sur sa liste,
Lui seize. Il l’abattit ; score, dix-sept partout.
Un mythe de poignards, un rêve d’âmes fières
Et périlleuses dans l’oubli va s’épuisant ;
Et la geste d’hier aux journaux d’à présent
Nourrit l’abjection des pages policières.
Mais braise sous la cendre, au cœur des vains déserts
Persiste encor le feu d’une rose secrète ;
Les voici tout entiers, ces superbes pervers,
Voici le poids soyeux de la dague muette.
La dague du rival ne peut aux sombres bords
Les assigner; non plus le temps, cette autre dague ;
Au destin le Tango les dispute, et sa vague
Puissante nous ramène et ranime ces morts.
Ils vivent dans ta gracieuse réticence,
Guitare enchevêtrée, et dans ces milongas,
Dans ces jeunes tangos où tu nous prodiguas
D’un courage oublié la fête et l’innocence.
Chevaux, lions de bois, vous m’apportez l’écho,
Circuits jaunes aux terrains vagues de village,
Des tangos d’Arolas, des tangos du Greco
Que l’on dansait sur les trottoirs de mon jeune âge
Entre hommes noirs à hauts talons. L’instant exquis
Emerge sans passé, sans futur, insolite ;
Il a le goût de ce qui fuit et se délite,
De ce qu’on a perdu, perdu puis reconquis.
Dans les accords prévus passent d’antiques choses :
L’autre patio, la treille entrevue et le nard
Dans la brise; et ces murs aux ombrageuses roses
Où le Sud cache sa guitare et son poignard.
Un vif démon, une arabesque, un incendie
A nos jours affairés lance un défi trop sûr.
Nous durons moins que la légère mélodie :
L’homme est poussière et temps ; la musique est temps pur.
Le tango, pourvoyeur de souvenirs, nous forge
Un passé presque vrai. Dans ce faubourg perdu
C’est moi qu’on a trouvé sur le sol étendu,
Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge.
Jorge Luis Borges