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Portrait de Plissetskaia

 

 

Dans son nom résonne la rumeur des applaudissements.
Elle rime avec saule pleureur, avec lilas de Perse, avec Champs-Elysées, avec l’Avènement.
Au-delà des pôles géographiques, des pôles thermiques, des pôles magnétiques Plissetskaia dessine le pôle de la magie.
Elle visse la salle dans l’entonnoir frénétique de ses trente-deux fouettés, et de sa fureur elle ensorcelle et possède à jamais.
Les ballerines du silence et de la neige fondent.
La Plissetskaia est une étincelle de l’enfer.
Sa mort embrasera les continents.
Son silence même se déchaîne, en lui gronde l’attente, silence tendu entre l’éclair et le coup de tonnerre.
Plissetskaia est la Tsvetaieva du ballet et son rythme abrupt explose.
 
Il était une fois une petite fille, Maia ou Marina, peu importe.
Dès l’enfance sa sauvagerie inquiète inquiétait les autres. Le destin se lisait déjà sur ses traits
On la gave de bouillie, de semoule et de nouilles au lait, ses cheveux se serrent en nattes pleureuses, ses premières lettres étouffent dans leurs carreaux obliques, la pièce d’argent au tranchant luisant roule de ses mains sous le ventre poussiéreux du buffet.
Le feu de la danse la brûle déjà...
 
« Que faire, moi, chanteur et nouveau-né, dans un monde où l’abîme du noir grisaille, où l’on calfeutre l’inspiration dans les thermos, moi l’immesurée dans ce monde des mesures ? »
Chaque geste de Plissetskaia c’est un cri de rage, la danse des points d’interrogation, un reproche de colère :
 « Mais quoi ? »
Que faire de cette « apesanteur dans cet univers harassé » ?
Elle naquit comme un envol dans l’univers des objets lourds et obtus, flamme légère parmi les mannequins.
 
Les décors de Raymonde, accessoires étouffants de mélasse, et la pesanteur de la mise en scène indignent le premier venu.
Sa danse solitaire se désespère
La surprise du génie au milieu des ombres donne la clé de tous ses rôles.
Son sang abrupt l’enlève dans les airs.
Elle n’est pas une banale fille d’Eole :
 
« Les autres ont le visage et les yeux clairs
et moi la nuit je bavarde avec le vent,
pas avec le vent adolescent,
le zéphyr d’Italie,
je bavarde avec le grand vent
de Russie qui traverse l’espace. »
 
Pour la première fois les mots ont déchiré les lèvres de la ballerine, loin des politesses de salon, un cri de femme jailli de ses entrailles.
Dans Carmen, pour la première fois, elle marche de son pas, oubliant les pointes, elle colle à la terre d’une vigueur humaine.
« Le verre est plein. Le verre est vide.
Chuintement de la guitare, lune et boue,
La taille se balançait de gauche à droite...
Le gitan est un prince et le prince un gitan.
Dans cet univers boiteux elle manque de feu. « Tu m’as appris à vivre au cœur des flammes. Tu m’as jetée toi-même dans la steppe des glaces !
Voilà ce que tu as fait de moi, mon amour !
Mais que t’ai-je donc fait, mon amour ? »
 
Voilà comme elle aime.
Elle ignore les demi-mesures, les messes basses et les compromis.
Sa réponse à une journaliste étrangère est pleine de malice :
– Que détestez-vous le plus au monde ?
– Les nouilles.
Il y a là plus qu’une vieille rancœur d’enfant.
A ses yeux d’artiste tout est sérieux. Et, bien sûr, la chose au monde la plus répugnante ce sont les nouilles, symbole de l’esprit de conformisme, de la veulerie débridée, de la vulgarité, de la docilité, de la bassesse.
N’est-ce point des « nouilles » qu’elle parle dans ses carnets, lorsqu’elle écrit ?
« Les hommes doivent défendre leurs convictions... mais seulement par la force de leur moi intérieur. »
Non, Maia Plissetskaia ne respecte pas les nouilles !
Elle connaît son travail.
 
« Je sais que Vénus est issue des mains de l’homme,
moi, l’artisan, je connais mon métier. »
Ballet rime avec envol. Et il est des vols qui percent le mur du son.
L’énergie flamboyante de l’artiste c’est le dépassement des limites de son corps lorsque le mouvement des muscles devient mouvement de l’esprit.
Je ne sais qui a parlé de la « technicité » superflue de Plissetskaia, de sa fuite « dans la forme ».
Les formalistes sont ceux qui ne maîtrisent pas la forme. C’est pourquoi la forme les tracasse tant, et suscite en eux la jalousie.
Eternels bûcheurs ils suffoquent sur leur unique et maigre rime, et suent en trébuchant leurs douze fouettés.
 
Plissetskaia, comme le poète, est généreuse et regorge de maîtrise technique. Elle n’est pas esclave de la forme.
« Je n’appartiens pas à la catégorie des gens qui voient derrière les lauriers épais du succès quatre-vingt-quinze pour cent de travail et cinq pour cent de talent. »
Bien envoyé.
 
J’ai connu un versificateur qui se targuait en cinq années-hommes de transformer le premier venu en poète.
Et dix années-hommes pour un Pouchkine ?
Mais il ne s’est pas créé poète.
 
Nous avons oublié les mots « don », « génie », « illumination ».
Sans eux l’art se meurt.
Les expériences de Kolmogorov ont démontré que l’art ne se programme pas et que deux caractéristiques humaines restent irréductibles à toute réduction : le sentiment religieux et le sentiment poétique. On n’élève pas les talents en couveuse. Ils naissent, richesses nationales pareilles aux gisements de radium, au mois de septembre à Sigoulde, aux sources d’eau minérale.
Le galbe de Plissetskaia appartient à ces miracles et à ces richesses nationales.
L’art est toujours un franchissement d’obstacle.
L’homme veut toujours s’exprimer autrement que la nature ne l’a déterminé.
Pourquoi donc les gens se ruent-ils vers la stratosphère ? Y aurait-il donc si peu de préoccupations sur Terre ?
Franchir la barrière de la pesanteur c’est un dépassement naturel de la nature.
L’homme n’a qu’un avenir spirituel : élaborer, créer un nouvel organe des sens, je le répète, créer le sens du miracle. Et cela s’appelle l’art. Son point d’envol c’est le dépassement du cliché.
Tout le monde marche à la verticale et pourtant quelqu’un aspire à s’envoler à l’horizontale. La salle gémit lorsque son torse dessine un angle de trente degrés... Stravinsky déchire les yeux de ses bigarrures. Scriabine éprouvait ses couleurs à l’oreille.
Richter, comme un aveugle, les yeux mi-clos et les narines pincées, les palpe sur son clavier. L’oreille devient l’organe de la vue. La peinture cherche la troisième dimension et le mouvement sur la toile gelée.
La danse n’est pas que franchissement de la pesanteur.
Le ballet franchit le mur du son.
La langue n’est plus l’organe de la parole. La voix s’efface. Les bras et les épaules chantent, les doigts sifflotent, et leur refrain nous transmet une vérité essentielle que les mots trop grossiers ne peuvent traduire.
La peau pense et s’invente une expression.
Romance sans paroles ? Musique privée de sons.
C’est l’instant de Roméo où le silence proféré s’arrache aux lèvres de l’adolescent et vogue, pareil à un ballon, invisible mais palpable, vers les doigts le Juliette.
Et comme un vase Juliette recueille le son dans les paumes de ses mains.
Le son perçu par le toucher. Le ballet est identique à l’amour, lorsque les bras se parlent, lorsque les genoux pensent, lorsque les paumes des mains se chuchotent sans intermédiaire.
Le mouvement occupe l’état du son. Nous voyons le son.
Le son est ligne. La communication figure.
Le parallèle avec Tsvetaieva ne sort pas du hasard.
De tout son corps Plissetskaia ressent la poésie.
Je la revois encore toute de noir vêtue, allongée sur un canapé, et paraissant s’arracher à son auditoire.
Elle est assise de profil, inclinée, comme la jeune fille à la cruche de Tsarskoïe Selo. Les yeux perdus, elle écoute de son cou, cambrure de Modigliani, de sa colonne vertébrale, de sa peau.
Ses boucles d’oreilles frémissent comme ses narines.
Elle aime Toulouse-Lautrec.
Les défilés bibliques de Sevan et de l’Arménie, les feux de bois, l’odeur du chachlyk lui donnent le repos et la joie de l’été.
Le reporter d’une revue de mode voleta un jour chez elle pour s’enquérir du régime de la « prima »…
Ces elfes éthérés, éphémères sylphides de toues les époques !
« Mon déshabillé est tissé d’une goutte de Chanel. » « Le repas d’une ballerine ? Un pétale de rose. »
Réponse tonitruante et homérique…
Ainsi répondent les artistes et les champions olympiques.
« Bouffe pas touche ! »
Puissance à la Maïakovski. Tac-au-tac railleur.
 
J’ai fait sa connaissance dans une maison où tout parle de Maïakovski. Aux murs, sarcastique, l’autoportrait de Maïakovski, sur une feuille à carreaux. Une femme en gris croisait les bras. Elle parlait des bras dans le ballet. Je ne vais pas la paraphraser. Ses bras solitaires dansaient et se tordaient sous le plafond, tiges déferlant, nues, hors du vase de son torse et de ses jambes.
Il est dangereux de venir en cette maison.
Eternel présent, le Commandeur Maïakovski y piétine la médiocrité. Il en est qui ne peuvent supporter un tel voisinage. Maia le supporte: elle est la plus moderne de nos danseuses.
Notre siècle a sa poésie, sa peinture et sa physique ; il n’a pas sa danse. Mais elle est la ballerine des rythmes du XXe siècle. Elle devrait bondir loin des cygnes au milieu des bolides et des machines... Je la vois sur le fond des épures d’Henry Moore et de
la chapelle de Ronchamp.
« Génie de la pure beauté » dans le tohu-bohu d’un univers détraqué.
La beauté purifie le monde.
Et sa gloire est universelle.
 
Paris, Londres et New York ont fait la queue pour la beauté, ont fait la queue pour Plissetskaia.
Abasourdit l’univers l’artiste qui étonne son pays.
Il ne s’agit pas seulement de la danse.
La beauté sauve le monde.
En créant la beauté rédemptrice l’artiste transfigure l’univers. Et cette rédemption illumine Cuba et Paris.
Son corps dessine dans l’air le vol des peintures égyptiennes.
Nous l’appelons tout simplement, comme une camarade en collants, et dans un bruit de tonnerre, comme une déesse ou une prêtresse païenne : Maia.
 
 
 
 
Andreï Voznessenski
 
 
Dance Poetry
A comprehensive anthology
Edited by Alkis Raftis
Copyright 2012

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